mardi 19 août 2008

Rafael Nadal, "el fenomeno".

Rafael Nadal, «el fenomeno»

Irina de Chikoff
19/08/2008 | Mise à jour : 21:37 |
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En remportant le tournoi olympique à Pékin, le nouveau numéro un mondial poursuit une saison riche en victoires.
En remportant le tournoi olympique à Pékin, le nouveau numéro un mondial poursuit une saison riche en victoires. Crédits photo : AFP

PORTRAIT - À 8 ans, Rafael Nadal gagne sa première compétition. À 16 ans, il intègre le circuit mondial ATP. Six ans plus tard, lundi dernier, il se hisse à la première place. La veille, il était sacré par l'or olympique.

Au fond, sa mère ne s'est jamais habituée au visage de Rafael Nadal sur les courts de tennis. Ana Maria sait bien qu'il s'agit de son fils, son Rafa aux yeux noirs et aux boucles brunes, mais le corsaire qu'elle voit rugir, bondir, tailler dans les chairs comme si sa raquette était un sabre d'abordage, l'étonnera toujours. Comment un garçon au sourire encore si enfantin, peut-il se transformer en Rambo, le visage dévoré de tics, le regard assassin, la bouche qui se crispe avec l'envie de mordre son adversaire ?

À Pékin aussi, le contraste était frappant entre le jeune homme rieur, chahuteur, un rien espiègle qui faisait son entrée dans le stade olympique au milieu des autres athlètes espagnols et le combattant, agressif, rageur, implacable, qui a décroché la médaille d'or. Il la voulait. Qui aurait pu l'empêcher de gagner ?

Tous les joueurs de tennis n'offrent pas de tels contrastes. Les uns sont aériens, élégants, inventifs, d'autres réguliers, presque mathématiques, quelques-uns bûcheronnent. Rafael, lui, se métamorphose. Il mute. Et sur la terre ocre, le gazon ou un ciment, il devient un personnage de science-fiction, gladiateur des galaxies lointaines ou bien Blek le Roc affrontant des bêtes sauvages au fin fond d'une sombre forêt. Un jour Apache prêt à vous scalper, le lendemain pirate des Caraïbes montrant ses dents, vorace. Ogre. Centaure. Mais aussitôt qu'il enlève son bandeau, les masques tombent à terre, se brisent en mille morceaux et Rafa redevient le fils de sa mère. On imagine Ana Maria poussant à chaque fois un soupir de soulagement.

Des deux images que montre le numéro 1 du tennis, laquelle est la plus juste ? On devine la réponse que pourrait faire sa mère, mais lui-même, lorsqu'il visionne ses matchs, se reconnaît-il ? Ou bien ne voit-il que le slice pas assez tranché, le revers trop coupé ou un service qu'il aurait pu mieux claquer ?

Il n'est pas impossible non plus que Rafa s'amuse d'être double, multiple, changeant. Tous les enfants aiment se déguiser. Et faire Hou ! Pour surprendre. Lui montre le poing et les muscles de ses bras, bien dégagés par le débardeur. Il saute comme un léopard. Un tigre. Un lion. C'est drôle de paraître méchant quand on ne l'est pas. Lorsque, tout au contraire, on n'aime rien tant qu'aller pêcher en mer et regarder pendant des heures, sans penser à mal, le bouchon. Soudain, il plonge. Un poisson a mordu ! On mouline, on mouline. On ne songe plus à rien. Et puis, quand le soleil décline, on revient doucement à Porto Christo retrouver les siens. Pour s'attarder sur une terrasse.

Rafael Nadal est né sur une île des Baléares. Dans un village. Manacor, à une cinquantaine de kilomètres de Palma. Au début, il voulait faire du foot et, selon son oncle Miguel Angel, il avait même un bon pied droit. En réalité, très vite, la famille de Rafa, qui compte plusieurs sportifs, a réalisé les qualités physiques exceptionnelles de l'enfant. Et comme un autre de ses oncles, Toni, s'occupait du club de Manacor, Rafa a commencé à jouer. Il avait 4 ans. À 8 ans, il remportait sa première compétition officielle, celle des Baléares.

Depuis, il n'a jamais cessé de gagner des tournois. En 2002, il vient d'avoir 16 ans, Rafa intègre le circuit mondial ATP après avoir atteint une place de demi-finaliste junior à Wimbledon. À 17 ans, il figure parmi les 100 meilleurs du monde. À 19 ans, il remporte le tournoi de Roland-Garros.

On le revoit, les bras en croix, sur la terre rouge. Le bonheur c'est quoi ? Rafael Nadal ne se lance jamais dans de grandes tirades. Il s'exprime sobrement. Avec une extrême courtoisie. Une politesse d'un autre temps. Celle qu'on cultive chez les Nadal depuis au moins le XIVe siècle. Il répond à toutes les questions, signe des autographes. Mais ne se hausse pas du col. Ne joue pas les stars. Ce n'est pas dans son tempérament. De toute façon, le clan veille à ce que «Biturbo» garde la tête froide.

Rafael n'est pas un enfant de nulle part. Ou un rebelle. Ses racines sont profondes. Sa famille a toujours été aisée. Sur l'île de Majorque, la vie est facile. Elle coule de source. Rafa ne pose pas de problèmes à ses parents. Il ne s'entête pas non plus à répondre à des questions insolubles. Il va son bonhomme de chemin. Irrémédiablement normal. Mais alors, cette incroyable énergie, où la puise-t-il ?

Chaque être a un secret. Celui de Rafaelest sans doute dans son équilibre mental allié à une force physique exceptionnelle. Pieds sur terre. Tête sur les épaules. Des copains d'enfance. Le fenomeno est ancré, amarré. Il ne démâtera pas lorsque la vie deviendra nomade. Et entre deux tournois, il reviendra toujours au port. Où il ne sera jamais considéré comme une bête curieuse.

Perdre ? Ça lui arrive. Mais Rafa ne s'attarde jamais très longtemps sur un échec. Gagnant fair-play, il est aussi un bon perdant. Après tout, le tennis n'est qu'un jeu.

Une épreuve aussi. Parce qu'il faut apprendre la souffrance. Et l'apprivoiser. Tous les joueurs de haut niveau traînent des blessures. Leur corps soumis à des tensions extrêmes s'use parfois trop vite. La chair proteste. Rafael a pris l'habitude d'écouter ses genoux, ses jambes, ses épaules. À les ménager. À les soulager. En criant parfois «Vamos !». Comme à des amis. Pour les entraîner. Vers où ?

Il ne semblait pas pressé de devenir le numéro 1 du tennis mondial. Sans cesse, il cédait le pas à Roger Federer. On avait même l'impression qu'il ne souhaitait pas le dépasser. Par respect pour un aîné qu'il admire ? Par sagesse ? Peut être. Lorsqu'on est le premier, la solitude pointe vite. Elle devient presque fatale. Personne ne vous ouvre plus le chemin. Personne ne fait écran avec l'au-delà des choses. Il faut commencer à attendre. Quoi ? D'être détrôné. Donc de devenir adulte.

Rafa n'a pas fait d'études, mais il a l'intelligence de ceux qui, très jeunes, perçoivent la fragilité d'une vie, d'une gloire. Il aime la compétition et se battre, sans lâcher un seul point. Pour vivre chaque instant, chaque seconde comme si elles étaient uniques. Comme si au zénith de sa propre puissance, il allait devenir immortel. C'est alors que son visage se transforme. Que ses yeux sont deux braises de feu. Et qu'il ressemble à un fauve.

Parce qu'il a vu tous les grands joueurs décliner, pas à pas ou peu à peu, Rafael sait que sa propre force, un jour, va décroître. Dans trois ans, dans quatre ans ou dans six ans. Peu importe. Il ne veut pas se projeter aussi loin. Trop en avant. Il ne demande qu'une chose : conserver sa place au moins jusqu'à la fin de l'année. Il ne s'agit pas de modestie. Juste de lucidité. Depuis 2005, Rafael remporte tous les ans, le Tournoi de Roland-Garros. Cette année, il a aussi gagné Wimbledon et il arrive à l'US Open avec la médaille d'or des JO.

Si on écoute les autres joueurs de tennis, Rafael est devenu quasiment imbattable. Injouable. Ils disent de lui «c'est une bête», il est «énorme» ou encore c'est un «Diesel de luxe». Lui, il sourit. Parfois un peu tristement. Il ne ressemble plus du tout à Terminator, Rambo ou le combattant d'une guerre des étoiles. Il n'est plus que le fils de sa mère. Un adolescent.

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