samedi 31 mai 2008

Rafael Nadal, tics et tactiques du héros fragile.


Rafael Nadal, tics et tactiques du héros fragile







TENNIS. Les rituels monomaniaques de l'Espagnol font des émules. Enquête sur les courts de Roland-Garros, où la superstition côtoie le trouble compulsif.

Christian Despont, Paris
Samedi 31 mai 2008


Première phase: sautiller comme un boxeur, entrer en transe sur quelques pas de danse - ce que l'on appelle la transcendance - puis partir au sprint. «J'aime ce moment où je libère ma motivation», explique Rafael Nadal. Ici, l'adolescent sans histoire passe en mode compétition. «Il veut tout gagner, même le tirage au sport», témoigne son compatriote Tommy Robredo.



Deuxième phase: régler la hauteur des chaussettes, symétrie parfaite, ajustage au millimètre. «Ce n'est pas une manie. Avec un pantacourt, les chaussettes ne peuvent pas monter trop haut. En plus, j'en porte deux paires, et elles glissent.» Apogée de cette coquetterie hiératique: le slip. Une étude sérieuse montre que, sur la durée moyenne d'un set, Rafael Nadal malaxe son caleçon entre 85 et 97 fois. «Je transpire», explique-t-il.

Mais d'abord, il faut tout ranger. Deux, voire trois bouteilles, sont soigneusement alignées sur le sol, l'étiquette orientée plein axe. «De cette façon, mon esprit reste centré sur le match. Mais si un adversaire renverse ces bouteilles, mon monde ne s'écroulera pas.» Il y a chez Rafael Nadal un rituel ultime, moins insouciant, pensé par son entourage et recensé sous le nom de code «cérémonial de la serviette». But: inoculer un flegme, une douceur, dans une véhémence animale. A raison d'une cinquantaine d'interludes par set, Rafael Nadal s'essuie le visage, puis le bras gauche, le bras droit et, à nouveau, le visage. Toni, oncle et coach: «Rafa est une boule de nerfs. Pour le calmer, nous avons imaginé de petites habitudes.»

Rien de précurseur. Dans l'industrie du dépassement de soi, un nouveau cénacle enseigne le comportement routinier comme un exutoire, sous couvert de frivolité - tripoter son cordage, réajuster sa coiffure, ranger ses affaires. Cette gestuelle machinale rassure et réduit le prisme. Elle empêche l'esprit de musarder hors du cadre strict de l'instant présent.

Parfois, aussi, elle exaspère. Dans une interview à L'Equipe Magazine, le réalisateur Jean-Luc Godard observe que le compétiteur du XXIe siècle, enferré dans sa logique d'efficience, obéit à des rituels réglés, voire obsessionnels: «La langue française ne ment pas. Elle parle de tics. De ces petites bêtes dont vous ne pouvez pas vous débarrasser. Chez Nadal, c'est agaçant. A force de le voir tirer sur sa culotte, on a envie de lui conseiller de mettre un slip qui serre moins.»

Daniel Begel, psychologue américain, abonde dans ce sens: «Nous retrouvons souvent ces tics chez des joueurs à qui leur entourage, pendant l'enfance, a inculqué un instinct de tueur. Ces manies échappent à la volonté de l'athlète. Elles procèdent des troubles passagers de la personnalité.»

Le psychologue soulève une nuance fondamentale entre le toc, «trouble obsessionnel compulsif», et le tic, trouble intentionnel impulsif apparenté à la superstition, «la stratégie la plus archaïque de notre civilisation en matière de gestion des émotions», rappelle Daniel Begel. Dans Tennis Magazine, la psychologue Mélanie Maillard cite un patient qui, avant chaque point, s'imposait de compter jusqu'à six (six pas, six mots, six mouvements) comme un danseur, dans une inanité consciente. «Nous nous trouvons ici devant un toc invalidant.» Le tic, moins nocif, déresponsabilise - un joueur perd parce qu'il ne portait pas ses chaussettes fétiches, parce qu'il n'y avait plus de Banago au petit déjeuner, parce que le chauffeur n'a pas emprunté l'itinéraire habituel (Borg).

Empli d'une forte intensité émotionnelle, Rafael Nadal canalise sa sérénité dans un cadre constant; même entourage, même horaires, mêmes habitudes. Tous les champions portent en eux quelques croyances mystiques dont ils font un éloge de l'ordinaire. Dans ses grands instants de fébrilité, Maria Sharapova avance vers le fond du court, dos au filet, et gratte les cordes de sa raquette. Andy Roddick lève et secoue son poignet pour réajuster son bracelet. Avant chaque échange, Nicolas Kiefer touche l'angle des lignes avec sa raquette et, tant qu'il marque le point, exige de servir avec la même balle, quitte à la rapatrier des tribunes.

La superstition, ici, est une religion occulte, le secret le plus embarrassant de la corporation du baroud, pour ce qu'il recèle de fragilités inavouables. En parallèle à la méthode artisanale, le champion assumé, aujourd'hui, s'adjoint une batterie de psychologues, sophrologues, naturopathes, maîtres de yoga ou hypnotiseurs. Même les esprits pragmatiques s'ouvrent ce qui, quinze ans plus tôt, avait encore l'apparence honteuse du maternage ou de la sorcellerie. «En termes d'influx nerveux, le tennis est très exigeant», expose Pablo Pecora, ancien psychologue à plein-temps - et fort occupé - de Gaston Gaudio. «Nous parlons ici d'un combat entre deux hommes, où interfèrent l'effort physique, la précision, la rapidité et la répétition des sanctions immédiates. Il n'y a aucun répit, aucune échappatoire.»

Pour perpétuer la magie du succès, un nombre insoupçonné de joueurs utilisent la même douche, écoutent le même morceau de musique, fréquentent le même restaurant, jusqu'à réserver la même table et commander le même plat. Joueurs et joueuses semble manifester face à l'impondérable une vulnérabilité équivalente, souvent incoercible et irrationnelle.

La ligne de fond, surtout, a une portée hautement symbolique. On la caresse du pied ou on l'évite fiévreusement, comme une force immuable que l'on craindrait de s'aliéner. Quand elle l'effleurait, Conchita Martinez recommençait tout le processus: une volte, une grande respiration, retour à la case départ. L'Espagnole voyait le danger partout, jusque sous son lit où, avant de dormir, elle inspectait les moindres recoins.

En 2005, Ivan Ljubicic entrait dans le top ten. Il irradiait une telle aisance que Michael Llodra, sans prévenir, s'est enfermé entièrement nu dans son casier, «pour lui voler ses énergies positives». «J'ai ouvert la porte et je l'ai vu», s'est écrié Ljubicic. Depuis, le Croate n'a plus disputé une seule finale. Il refuse de s'exprimer sur le sujet.

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